Les dessous du principe de neutralité (2e partie)

Dans l’article précédent, il a été clarifié comment la laïcité française, sous prétexte du principe de neutralité, utilise un moyen détourné pour légitimer la discrimination de personnes religieuses souhaitant exercer un emploi dans le service public [1]De même, les entreprises privées peuvent, sous certaines conditions, imposer des restrictions sur la manifestation religieuse de leurs employé(e)s. C’est à nouveau sous couvert du principe de … Continue reading.

Durant la ségrégation américaine, la Cour suprême s’était appuyée sur une argumentation fallacieuse très semblable pour justifier les discriminations contre la minorité afro-américaine. L’objectif de la ségrégation était alors d’écarter physiquement la race ou la culture « inférieure » de celle qui était « meilleure » et « supérieure ».

Pour valider juridiquement la ségrégation, les États-Unis ont lancé le concept de « séparés, mais égaux » qui en 1896 se concrétise par une loi juridique (le cas Plessy v. Ferguson) stipulant que la ségrégation raciale ne violait pas nécessairement le 14e amendement qui garantit à tous les citoyens une « protection égale ».

L’objectif de la ségrégation était d’écarter physiquement la race ou la culture « inférieure » de celle qui était « meilleure » et « supérieure ».

Les juges de la Cour suprême avaient statué que les établissements où s’appliquait la ségrégation raciale ne violaient pas la constitution à condition que les services fournis à chaque race soient plus ou moins égaux. Une fois la manœuvre « séparés, mais égaux » exécutée, la ségrégation n’était plus considérée comme une discrimination, bien qu’elle le soit par essence.

Le cas Plessy v. Ferguson était cardinal, car il permettait de légitimer la constitutionnalité de la ségrégation raciale. La décision était devenue un précédent juridique très déterminant qui empêchait toute contestation constitutionnelle de la ségrégation raciale pendant plus d’un demi-siècle. Ce n’est qu’à partir de 1954 que la Cour suprême commence à supprimer certaines lois ségrégationnistes.

séparés, mais égaux

Avec le concept de « séparés, mais égaux » la ségrégation ne violait pas nécessairement le 14e amendement qui garantit à tous les citoyens une « protection égale ».

En France, une contorsion législative très similaire a eu lieu avec les lois sur l’obligation de neutralité des agents publics et avec la loi de 2004 sur les signes religieux dans les écoles. En effet, aux États-Unis, le 14e amendement (garantissant une « protection égale » à tous les citoyens) aurait normalement dû empêcher toute loi ségrégationniste. En France, de la même façon, les lois islamophobes n’auraient jamais dû voir le jour avec l’article 18 de la DUDH qui stipule que « toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion » et que « ce droit implique la liberté de manifester sa religion ou sa conviction seule ou en commun, tant en public qu’en privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte et l’accomplissement des rites. »

LA VOIX DISSIDENTE DE JOHN MARSHALL HARLAN

À l’instar des États-Unis, la France a violé ses propres principes en adoptant une loi abrogative. Cette fois-ci, le tour de passe-passe n’était pas le concept « séparés, mais égaux », mais celui de la « non-neutralité » et du « prosélytisme » des musulmanes voilées. Avec la loi de 2004, la ségrégation culturelle visant les minorités religieuses à l’école publique ne pouvait donc plus être considérée comme discriminatoire.

Certes, les lois racistes aux États-Unis ainsi que les lois islamophobes en France ont respectivement été validées par la Cour suprême américaine et par la Cour européenne des droits de l’homme. Or, cela n’enlève en rien à leur caractère liberticide du fait qu’elles ont été conçues pour discriminer et opprimer une minorité bien spécifique. Dans les deux cas, les lois servaient principalement à blanchir l’État de son racisme institutionnalisé.

les lois racistes aux États-Unis ainsi que les lois islamophobes en France ont respectivement été validées par la Cour suprême américaine et par la Cour européenne des droits de l’homme.

Aujourd’hui, les Américains reconnaissent unanimement que le concept « séparés, mais égaux » ne servait qu’à contourner un article de loi antidiscriminatoire pour justifier la ségrégation raciale à l’encontre de ceux qu’ils taxaient de « Nègres ». En France, les politiques n’ont pas eu le moindre scrupule à contourner un article de la DUDH afin de légitimer une ségrégation culturelle contre les musulmans pratiquants, autrement appelés les « islamistes ».

La persistance du mouvement de droits civiques a finalement abouti à l’abolition des lois ségrégationnistes. Beaucoup de blancs ont également contribué courageusement à la cause des Noirs. Le jour où la Cour suprême américaine avait autorisé les services « séparés, mais égaux », le juge John Marshall Harlan, lui-même membre de la Cour, avait dénoncé la décision en affirmant qu’il s’agissait d’une expression de la suprématie blanche. Harlan avait d’ailleurs prédit que la ségrégation « stimulerait les agressions contre les droits légitimes des citoyens de couleur », « susciterait la haine raciale » et « perpétuerait un sentiment de méfiance entre les races. » [2]Landmark Cases of the U.S. Supreme Court, “Plessy v. Ferguson: Key Excerpts from the Dissenting Opinion.”

Ces prédictions se sont parfaitement réalisées. L’approbation officielle d’une politique ségrégationniste, qu’elle soit totale ou partielle, engendrera inévitablement de la haine raciale, des agressions contre la minorité ségréguée et un sentiment de méfiance entre les différentes communautés. Ce fut le cas dans l’Amérique du XIXe siècle et ça l’est aujourd’hui en France.

En 1896, John Marshall Harlan a eu le courage d’emprunter la voie de la dissidence à une époque où être raciste était un devoir de bon citoyen. Presque soixante ans plus tard, ses propos ont motivé la décision des membres de la Cour suprême abolissant la ségrégation d’élèves dans les écoles publiques en 1954 (le cas Brown v. Board of Education of Topeka). En France, beaucoup attendent encore le jour où un politique, magistrat ou juge trouvera le courage d’affronter le racisme institutionnel et de dénoncer les discriminations dans l’enseignement et le service publics.

Le juge de la Cour suprême John Marshall Harlan avait dénoncé la politique de ségrégation.

LE PRÉTEXTE DES CAMPAGNES DE DÉVOILEMENT

Pour justifier le dévoilement des femmes musulmanes, les théories les plus fantaisistes ont été rationalisées. Dans le cas de l’interdiction du voile intégral, les laïcistes ont avancé les arguments de la sécurité publique et de l’interaction sociale. Avec le COVID-19, la France entière s’est habituée à se couvrir le visage avec des masques de toutes sortes sans que cela empêche la moindre interaction sociale ou constitue un problème sécuritaire.

En ce qui concerne l’interdiction du voile à l’école publique, ils ont prétendu que les petites filles voilées se rendaient coupables de prosélytisme. Elles devraient « se faire discrètes dans un espace d’apprentissage où chacun doit librement se former ses opinions ». Croire que des enfants en voile ou avec une kippa sont incapables de former leurs propres opinions est en soi une posture raciste. Comme si croire au Créateur et pratiquer une religion ne serait pas une « propre opinion ». 

Le raisonnement en question est d’autant plus discriminatoire du fait qu’il accorde le droit aux parents laïques et athées de vêtir leurs enfants selon leurs convictions alors qu’il l’interdit aux parents musulmans, juifs, etc. Selon le Larousse, la neutralité — juridiquement parlant — est synonyme d’impartialité. On considère comme neutre la personne qui ne favorise pas l’un aux dépens de l’autre. Or, dans la neutralité proposée par la République, on favorise clairement la personne athée aux dépens de la personne religieuse.

Les filles musulmanes sont conditionnées à accepter le fait qu’elles ne seront jamais acceptées dans la société avec leur voile.

À cet âge-là, les filles musulmanes sont conditionnées à accepter le fait qu’elles ne seront jamais acceptées dans la société avec leur voile. Voilà le message que la loi de 2004 fait réellement passer à la jeunesse musulmane. Si après l’école elles continuent à porter le voile, la société le leur rappellera à l’âge adulte lors des entretiens d’embauche. Durant toute sa vie, la femme voilée subira des pressions pour se dévoiler, mais sera néanmoins accusée de prosélytisme.

D’ailleurs, pourquoi les enfants religieux ne seraient-ils pas victimes de « prosélytisme laïque » de la part d’enfants non religieux qui sont non seulement largement majoritaires, mais qui peuvent aussi se permettre d’imposer leur avis comme étant la référence ?

LE PROLONGEMENT D’UNE ANCIENNE POLITIQUE ANTIMUSULMANE

La France n’est toujours pas prête à confronter son passé et à reconnaitre les vraies raisons de l’interdiction du voile. La réalité est que le combat contre le voile islamique n’a cessé depuis l’ère coloniale. En Algérie, les Français publiaient des affiches de propagande incitant les femmes à se dévoiler avec le slogan « N’êtes-vous donc pas jolie ? Dévoilez-vous ! ». Les colons menaient aussi des dévoilements publics sous la devise « dévoiler pour mieux régner ». C’est ainsi qu’ils souhaitaient contrôler les consciences du peuple algérien.

Si la France a combattu sans relâche le voile dans un pays musulman comme l’Algérie, elle va a fortiori le combattre chez elle. Aujourd’hui, seul le prétexte a changé. Durant la colonisation, elles devaient enlever leurs voiles, car elles étaient belles. Maintenant, elles doivent l’enlever, car elles font du prosélytisme ou parce qu’elles ne respectent pas la neutralité supposée d’hommes qui se croient le centre du monde.…

Durant la colonisation, elles devaient enlever leurs voiles, car elles étaient belles. Maintenant, elles doivent l’enlever, car elles font du prosélytisme ou parce qu’elles ne respectent pas la neutralité.


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Notes:

Notes:
1 De même, les entreprises privées peuvent, sous certaines conditions, imposer des restrictions sur la manifestation religieuse de leurs employé(e)s. C’est à nouveau sous couvert du principe de neutralité qu’une entreprise peut imposer une clause de neutralité sur des postes qui sont en contact avec la clientèle.
2 Landmark Cases of the U.S. Supreme Court, “Plessy v. Ferguson: Key Excerpts from the Dissenting Opinion.”

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Chercheur à l'Observatoire des Islamologues de France

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